9 novembre. Je
me suis demandé ce matin si Bastian connaissait la date du jour. Alors bien
sûr, tous les jours à 15h TU il reçoit la météo et le classement, et il doit s’y
tenir pour anticiper la suite de la course, mais je l’imagine se dépouiller peu
à peu de tout excédent. Il expérimente la liberté suprême, l’éloignement des
choses inessentielles, une certaine raréfaction. Je l’imagine tout observer, le
regard exercé, aiguisé, rester des heures à scruter la houle - le paysage ne
laissant jamais voir qu’un fragment, rejouant chaque fois une partition
différente. Il dévisage la lune, examine les constellations – le lithium
apaisant les nerfs – et tente de se faire capturer par les grandes combustions.
Il doit vivre une expérience globale, intime, où se dérègle et s’intensifie sa
relation à lui-même et au monde, au sein d’un autre monde, qui suppose une
attention singulière, des gestes particuliers, extrêmement précis et un
matériel technique exigeant. Depuis hier, sa vitesse semble réduite par rapport
aux autres concurrents. Son option sud était pourtant bien jouée – les concurrents
au nord s’enlisaient dans une bulle sans vent – mais le 740 en a décidé
autrement. Problèmes de safran à bord. S’il y a une certitude à retenir, c’est
que Bastian est un marin tenace, il s’accrochera
jusqu’au bout du bout. Alors il poursuit sa route, gêné très certainement, mais
il avance ! Tiens bon ! Le voilà sûrement incorporé dans une double
temporalité, celle du chronomètre de la course, ravivant une hargne terrienne, qui
rend les heures tangibles, mais aussi, et surtout, celle où tout se dilue, se
ressemble et se confond, absorbée dans la grande continuité fluide, mouvante, incalculable.
Mais il y aussi un concept du temps inventé par les Grecs appelé le kairos. C’est
l’instant T. L’instant qui devient instant. L’instant où tout s’aligne, l’instant
qui nous envoie des signes. Si le kairos est avec lui aujourd’hui, le rideau de
cette nuit, où les étoiles sont apparues comme des clous d’or, s’est levé pour
faire apparaître une luminosité particulière, qui aura rechargé ses batteries
solaires et personnelles. Ce jour aura les contours de la perfection, la
texture d’un songe, la mémoire d’une
trajectoire. J’espère que rien ne t’encombre, et que tu ne gardes que la force des liens tissés avec l’océan,
que rien ne pourra défaire. Bon anniversaire, Bastian.
(Mini-Transat 2019)