Virginie Troussier - Pendant que les champs brûlent

Virginie Troussier, 
ou l'empire de la sensation


Virginie Troussier est de moins en moins romancière et de plus en plus écrivaine : voilà ce que j'ai spontanément songé en commençant ce nouveau texte - au titre si beau, soit dit en passant, qui mêle à une impression sensible et terrienne une sorte d'onirisme incandescent. Son livre précédent, Envole-toi Octobre, témoignait déjà, fût-ce entre les lignes mais avec une force drue et singulière, des mobiles de son écriture : il ne s'agissait ni de (se) raconter des histoires, ni d'inviter à la réflexion, pas plus que de s'amuser avec la langue - quoiqu'elle entretienne avec elle un rapport concret, physiologique -, mais d'essayer de saisir ce qui la faisait telle qu'elle était, mais d'explorer les origines non de la vie mais de son être propre ; d'écrire comme pour trouver, dans le temps même de l'écriture, le grand air dont elle éprouve tout l'impérieux besoin.
Le grand air : la transition est toute trouvée pour qui veut évoquer l'oeuvre de Troussier. Nous la savions skieuse de haut niveau, voilà que nous la découvrons louve de mer : plus que jamais écrivaine et femme de la sensation. D'une certaine manière, on pourrait d'ailleurs considérer que tous ses livres n'ont de cesse de dire et clamer la chose - et à nouveau dans celui-ci, donc : « Nous ne connaissons et nous ne sommes vraiment rien d’autre que ce que nous sentons. » C'est un quasi leitmotiv auquel nous pourrions la résumer, à quoi au moins il serait loisible de rattacher tous ses textes. Si bien qu'il n'y a jamais le moindre désir de jeu entre Virginie Troussier et son personnage d'écrivain, pas la moindre dissociation de personnalité, jamais la moindre imposture. À bien des égards son écriture et son travail semblent relever d'une sorte d'éthique de la vérité. Elle dit très bien d'ailleurs de ce nouveau texte qu'elle avait à coeur de « fixer cette histoire une fois pour toutes », consciente que ce qui adviendrait ensuite pourrait en « ternir l'éclat » et avertie du fait que « la littérature fait briller les instants passés » et leur fait courir le risque du « lustre ». Écrire semble toujours pour elle être le seul moyen dont elle dispose pour que les choses de la vie ne cessent jamais de briller. Comme si la passion viscérale qu'elle éprouvait à vivre lui faisait redouter l'oubli de l'unicité de chaque instant. Comme si, à vivre ainsi qu'elle le faisait, c'est-à-dire entièrement, individuellement (et pour peu que le mot soit délesté de sa valeur morale, on oserait presque dire égoïstement) lui faisait redouter, avec l'âge et le temps, que les choses s'évaporent. Ce nouveau récit confirme ce qu'il m'avait semblé entrevoir dès Folle d'absinthe, son premier roman, à savoir que Troussier cherche à thésauriser les sensations et les sentiments pour neutraliser autant que possible la perspective mélancolique, et au fond assez funeste, de leur effacement programmé. 
C'est là une logique implacable qui, comme écrivain, m'intéresse au plus haut point : quand j'ai tendance, moi (mais la chose vaut pour nombre d'auteurs), à ne réagir qu'après-coup, autrement dit à devoir plonger dans le souvenir - donc, peu ou prou, dans la nostalgie - pour tenter de revivre ou de faire revivre un temps vécu, Virginie Troussier s'acharne à en noter aussitôt, et pour ainsi dire en le vivant, l'empire et la densité. Cet acharnement a tout l'air d'une discipline. À ceux qui, comme dans la chanson, s'efforcent de fuir le bonheur de peur qu'il se sauve, elle pourrait répondre en somme qu'il faut au contraire ne pas hésiter à le vivre mais à la condition expresse de le mémoriser dans sa chair, d'en conserver matériellement ce qui en fait le caractère unique et indestructible. Et la chose bien sûr vaut aussi pour les coups durs, les mauvaises passes, toutes ces saisons que le coeur traverse avec un sentiment d'incomplétude, d'ennui ou de vacuité.
Dans tous les cas, cela pose la question du corps et, tarte à la crème s'il en est, de son "dépassement". Mais ce qui est intéressant chez Virginie Troussier, c'est que le dit dépassement n'induit ou ne dit rien en lui-même. Ce n'est pas un jeu, ce n'est pas un sport, ce n'est pas même une discipline à laquelle on se plierait par habitude, hygiène mentale ou désir de progresser, mais une nécessité quasi métaphysique. Aller plus loin, oui, pas pour reculer je ne sais quelle limite physique ou mentale mais parce que là reposeraient, dans l'épreuve, dans la peine, voire dans la douleur, les conditions nécessaires à l'exhaussement de la beauté, de la plénitude, peut-être du bonheur. Il y a du mysticisme dans cette manière qu'elle a d'éprouver son corps, de le jeter contre les éléments, parfois au risque de la vie. L'adrénaline assurément doit bien avoir son rôle à jouer, toutefois l'intention est aux antipodes de la notion de spectacle ou d'exploit. Il s'agit bien, à chaque fois, de s'éprouver vivant. D'aller chercher au bout, tout au bout de soi, la sensation de la vie, la joie pure et démonstrative de sentir tout ce qui vibre en soi, palpite, hurle, pleure et rit. Or il faut bien pour cela, si ce n'est la côtoyer, au moins taquiner la mort. Ainsi, alors qu'une avalanche dans les montagnes du Vercors aura bien failli lui coûter la vie, elle note : « Je n’avais donc jamais été aussi vivante qu’au moment où j’étais presque morte. » Tout ramène toujours aux sensations, au recul de ces limites qui lui font éprouver l'entièreté et l'intégrité de la vie, et à cette dimension assez métaphysique, donc, qui la pousse à rechercher partout l'instinct vital et de survie. Elle a ce mot très joli lorsque, du côté de Tarifa, c'est la noyade qui cette fois la guette : « J’eus le temps de penser à Virginia Woolf qui entra dans l’eau avec des pierres dans les poches pour ne plus jamais en ressortir. J’observai mes mains se parer d’écailles bleutées et brillantes, je portais partout sur ma bouche un parfum qui m’était familier, ce parfum devint de plus en plus exaltant, à mesure que je sentais mes poumons devenir branchies. Cette odeur ressemblait à un poème appris avant de naître. »
Mais la passion bien sûr serait incomplète si l'amour n'y avait sa place... Et si nous passons d'Espagne en Bretagne et de Paris en Vercors, c'est toujours dans le halo d'une passion amoureuse que l'écrivaine aussi veut fixer, comme elle fixe tout le reste. Mais l'amour est-il la passion des passions ? Le lien qui unit la narratrice à Billy, marinier authentique, irréductible et contemplatif, lien aussi serré que, précisément, un noeud de marin, tient aussi à cet amour total, d'une pureté presque innocente pour les éléments. Comme si l'amour, finalement, était une manifestation parmi d'autres de la nature : il y a la mer, il y a la montagne, le vent et le sel, le froid et la chaleur, et il y a l'amour. À réagir aux moindres vibrations de ce qui l'environne, Virginie Troussier, peut-être sans en avoir pleinement conscience, finit par développer une sorte de panthéisme athée, où l'esthétique devient leçon de choses et chemin de vie, ce que je n'avais pas perçu à ce point dans ses précédents ouvrages. Et finit par donner avec ce texte (peut-être insuffisamment édité, ce sera là ma seule réserve) une leçon de vie et de dévoration particulièrement opportune en notre époque souvent démoralisante et en ce monde volontiers mortifère.