"La mémoire fusille. Elle transforme en mélancolie d'automne, en mélodie de Vivaldi (...) Le vide a une forme, un volume."
Suzanne est l'incarnation du "trop": 
trop plein d'émotion, trop plein de désir, trop plein d'attentes, trop 
plein de souvenirs. Elle aborde la trentaine, mais dans sa tête, elle 
est beaucoup plus vieille. Elle aime la vie, mais cette dernière lui 
donne trop d'obstacles à franchir avec sa frêle carcasse.
Suzanne s'est construite grâce ou à cause des hommes de son entourage. Son grand-père Lucien est un modèle car il "
est hors du temps, hors catégorie, dans la mort, il a trouvé la vie, la foi, l'absolu",
 son père est celui pour qui elle veut réussir, Antoine, un ex-petit 
ami, est celui qui lui a appris à vivre à foncer sans se retourner. 
D'autres amants, d'autres amis ont traversé sa vie, et, par leur 
présence, leur rapport au monde, ont ajouté une pierre à l'immense 
forteresse émotionnelle de la jeune femme.
Or, le trop-plein à l'excès détruit. 
C'est en tout cas ce qu'on ressent en lisant la prose chargée de 
l'auteur. Virginie Troussier est une perfectionniste. Chaque émotion est
 analysée, retournée, disséquée. Un adjectif ne suffit pas, il en faut 
un voire deux en plus pour toucher vraiment l'état d'âme de la 
narratrice. Forcément, pour le lecteur, il faut un temps d'adaptation, 
mais une fois familiarisé, on prend plaisir à ce "décorticage" de 
sentiments.
"Ce n'est pas la vie qui est importante - mais les souvenirs." Forte
 de ce mantra personnel, Suzanne préfère se souvenir que vivre 
l'instant. Trop vivre c'est se consumer, alors que se souvenir est une 
forme de préservation. Cette attitude entraîne forcément une discipline 
de vie "border line":
 "ma vie se loge désormais dans un souffle" se
 plaît-elle à dire. A trop attendre des autres, on en est réduit à 
vouloir se suffire à soi-même. Néanmoins, ce repli sur soi impose une 
reconstruction, un polissage, une interprétation de ses expériences 
passées. On sombre dans la dépression, au pire la folie. Le voisin de 
Suzanne, Charly, tentera bien de l'en sauver avant l'hospitalisation, en
 vain.
Alors que les hommes de sa vie étaient 
des ports d'attache, le seul personnage féminin, en l’occurrence la 
mère, incarne l'îlot qui évite le naufrage. Elle se cantonne à son rôle 
maternel car Suzanne ne lui donne aucune autre place. Ombre parmi les 
ombres, elle accepte sans broncher cet appel au secours...
Cette nouvelle vie à l'écart de tout est un "
pari obscur"
 voué à l'échec. Il est la conséquence de cette foi inébranlable en la 
force des souvenirs. Mais c'est aussi un choix diabolique dont Suzanne, 
terriblement lucide, en assume les conséquences.
Suzanne est le moi autofictif de 
l'auteur. Elle est l'incarnation des émotions à vif, à fleur de peau, de
 cette sensation à la fois primale et oppressante de vivre. Justement 
vivre est assimilée à une ivresse de l'altitude, et la montagne,
 "buée idéale, lumineuse et lointaine", un refuge au cas où la mélancolie atteint son paroxysme.
Envole-toi octobre est
 le souffle puissant d'une jeune femme qui tente de donner un sens à son
 existence, tout en acceptant sa nature mélancolique. Parfois, la 
narration est exigeante, oppressante même, mais elle colle aux états 
d'âme de la narratrice. Le récit introspectif se fait sans ambages, car 
l'écriture est finalement une thérapie, un retour accepté vers la 
normalité.
Virginie Troussier a écrit un roman intime, entier, sur la douleur de vivre, parfois.
 
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