Rilke

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vendredi 30 avril 2021

Chronique de Fernando Ferreira - licencetowrite.com

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L’histoire vraie du drame du Frêney

Dans son précédent livre, « Pendant que les champs brûlent », Virginie Troussier nous donnait à ressentir l’intensité de la vie qui s’écoule en nous de paysages en voyages... Avec son nouveau manuscrit, « Au milieu de l’été, un invincible hiver », histoire vraie du drame du Frêney qui endeuilla l’alpinisme au début des années 60, elle continue ce récit sur la connaissance de soi confrontée à la force des éléments, leurs beautés et/ou leurs violences.  D’une écriture dense, fluide, poétique, toute en sensation, où la lumière des êtres s’oppose à la noirceur du drame, elle nous parle, dans l’épopée d’une poignée d’alpinistes pris dans les mailles de leurs destins verticaux, de l’universalité de l’aventure humaine. 

Une épopée en forme de tragédie grecque, où les lieux ne sont que supports, décors majestueux et démesurés, qui encerclent la ligne de vie verticale que constitue une voie d’alpinisme. Pendant six nuits et sept jours on plonge dans les profondeurs de la nature humaine quand elle se confronte à ses limites, poussée par une nature hostile. Le titre résume à lui seul le livre, sorte de micro-nouvelle à la Hemingway, et contient déjà les tenants et les aboutissants, la cause et les effets, la joie et le drame, le jour et la nuit. Le pitch : à l’été 1961, le monde de l’alpinisme extrême lorgne avec envie la face sud du Mont-Blanc où le Pilier central du Frêney constitue l’un des derniers défis de cette face. 

Réunis par le hasard, ou les dieux…

Une ligne vierge comme en rêvent les alpinistes. Une voie extrême techniquement et qui projette son granit compact à plus de 4000 m. L’accès pour atteindre l’attaque constitue déjà une course en elle-même. L’engagement est total, la montagne gigantesque et, ici encore plus qu’ailleurs, la météo capricieuse est la clé de voûte de l’entreprise. Dans ce monde de roc et de glace, l’homme n’est que poussière. En ce début juillet une fenêtre météo offre la tentation à deux groupes qui décident de tenter l’aventure sur le Frêney : des Italiens au départ de Courmayeur, et des français qui montent de Chamonix. Et c’est ainsi que réunis par le hasard, ou les dieux, se retrouvent au refuge de la Fourche l’immense Walter Bonatti, accompagné de Roberto Gallieni et Andrea Oggioni, et le talentueux Pierre Mazeaud avec sa bande de copains, Pierre Kohlmann, Antoine Vieille et Robert Guillaume. Cette rencontre dans ce refuge perdu loin du monde constitue la première scène du premier acte, une scène de joie où l’amitié est reine, où ces sept alpinistes qui sont parmi les meilleurs de leur génération sont aussi et surtout des gentlemen, des vrais ! « Bonatti invite les français à maintenir leur objectif, lui fera une autre course », les français touchés par l’élégance du geste de Bonatti proposent qu’ils fassent cordée ensemble… Ils partiront à l’assaut tous attachés à la même corde. Le décor est posé, les acteurs sont en place. A partir de là Virginie nous entraîne dans un voyage au bout de l’enfer où les sept protagonistes encordés à un destin commun vont être ballotés tels des fétus de paille dans une tempête dantesque. 

L’écriture se dédouane de tout récit technique, l’alpinisme n’est pas le sujet…

L’auteure avec talent ne fait pas que raconter. Elle met en musique les paroles qu’elle a recueillies de Pierre Mazeaud, les textes de Bonatti… On ne lit pas, on ne lit plus, on vit l’action. Le récit nous immerge dans la tempête, dans l’angoisse, dans la peur, dans l’espoir, dans la tempête encore, dans cette aventure claustrophobe où les héros sont prisonniers d’une ligne verticale, écrasés par un paysage infini à l’horizon bouché. Les inlassables coups de semonce de l’orage nous font sursauter, le blizzard nous fend le visage, le froid engourdit nos doigts, nos pieds… La descente est interminable… On vit chaque rappel, chacun comme une souffrance et un pas vers la délivrance. Le sort s’acharne. Y a-t-il une fin ? L’écriture de Virginie se dédouane de tout récit technique, pas de cotation, quelques pitons, quelques cordes, un marteau par ici, une corde et des crampons par-là, l’alpinisme n’est pas le sujet, le sujet de cette Odyssée c’est l’Homme, des hommes, projetés face à eux-mêmes, pleins de leur force et de leur faiblesse, par des éléments déchaînés. La richesse de l’écriture de Virginie nous donne une vision intérieure. Nous ne sommes pas spectateurs de l’action, mais témoins. Témoins de la souffrance et du courage, de l’incroyable volonté de survie qui résiste encore et encore, mais qui inexorablement se consume lentement comme une bougie à la flamme vacillante dans un courant d’air. Témoins impuissants de ces secondes sans fin qui écraseront de leurs masses abstraites ces sept jours de dérive. 

Une pépite qui mérite sa place dans votre bibliothèque

Quatre des sept alpinistes ne rentreront jamais dans la vallée, morts d’épuisement, les derniers à portée de main des sauveteurs. Ce drame rentrera dans la mythologie de l’alpinisme. Pour les survivants la vie sera bouleversée à toujours. Virginie fait dire à Walter Bonatti : « Là-haut, en orbite, on prend la lumière autrement » … Oui ! car fondamentalement, finalement, de retour dans la vallée on se rend compte que ce livre parle en fait de lumières, celle de l’amitié, de la passion, de la Nature grandiose des paysages de haute montagne, et celle qui brille dans le cœur des hommes quand la pénombre voile leurs regards. 

On dévore le livre de Virginie même si l’on n’a aucun atome crochu avec l’alpinisme.  Une pépite qui méritera sa place dans votre bibliothèque aux côtés des classiques de la littérature alpine. Alors, avant d’attaquer le Frêney, allumez un bon feu dans votre cheminée, engouffrez-vous dans votre doudoune, enfilez votre bonnet et vos gants de laine... Vous allez avoir « frais ». Et pour accompagner votre premier bivouac sur le pilier du Frêney, ce petit extrait : « La nuit est une étendue infinie de noir, piquée de clous d’or et de reflets bleus d’été, les couleurs remontent comme un éternel chuchotement ». Belle lecture...

Fernando Ferreira